Qui a bénéficié des absurdités évidentes qui sont devenues les politiques commerciales, étrangères et de déficit fédéral de l’Amérique de l’après-guerre froide ?
Par Michael Lind – Le 17 mai 2022 – Source Tablet Mag
Au cours des trois décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide, il y a eu trois grands débats de politique publique aux États-Unis ; un sur le commerce, un autre sur la politique étrangère américaine, et un troisième sur le déficit fédéral. Dans ces trois débats, le camp qui a présenté les arguments les plus plausibles a perdu et celui qui a présenté les arguments les plus illogiques et non étayés par des faits a gagné. Dans les trois cas, la position malavisée de l’establishment a posé les bases défectueuses et instables du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, entraînant des conséquences catastrophiques et durables pour les Américains et les autres.
Le premier de ces débats aux conséquences énormes s’est déroulé dans les années 1990 et portait sur la « globalisation » ou la libéralisation du commerce et des investissements après la fin de la guerre froide. Les sceptiques ont soulevé deux inquiétudes au sujet de cette globalisation. Ils ont averti que des traités comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui fusionnaient effectivement le marché du travail américain avec celui de pays pauvres comme le Mexique, permettraient aux entreprises manufacturières américaines de fermer leur production aux États-Unis et de la transférer pour profiter des bas salaires, des conditions de travail dans les ateliers clandestins et de l’absence de lois environnementales et d’organismes de réglementation. Les sceptiques ont également mis en garde contre les conséquences d’une plus grande ouverture des marchés américains à des régimes mercantiles comme le Japon, la Corée du Sud, Taiwan et la Chine post-maoïste. Les entreprises individuelles dans une économie de marché libérale comme les États-Unis, disaient-ils, ne pouvaient espérer concurrencer des entreprises étrangères dont les gouvernements truquaient la concurrence en leur faveur par des astuces comme la manipulation des devises, les barrières non tarifaires aux importations américaines, les prêts à faible taux d’intérêt et d’autres outils de l’arsenal du nationalisme économique.
Pas d’inquiétude ! ont répondu les pom-pom girls de la globalisation dans les années 1990, dont le président Bill Clinton et des experts comme Thomas Friedman. Si les États-Unis perdaient des industries au profit de partenaires commerciaux en raison des bas salaires ou de la tricherie des gouvernements étrangers, alors bon débarras : L’Amérique se spécialiserait volontiers dans l’« économie de la connaissance » et les « industries du futur », centrées sur les univers des logiciels et des start-ups de la Silicon Valley. Les ouvriers d’usine licenciés dans les États industriels pourraient déménager à San Francisco et « apprendre à coder » en échange de salaires plus élevés et de meilleurs avantages.
La deuxième controverse concernait la politique étrangère. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’orientation de la politique étrangère américaine de l’après-guerre froide a fait l’objet d’un débat vigoureux. Des néoconservateurs comme Charles Krauthammer et Bill Kristol soutenaient que les États-Unis devaient profiter de la faiblesse de la Russie et de la Chine post-soviétiques pour établir une Pax Americana mondiale, dont certains néoconservateurs comparaient la grandeur future à celle des empires britannique et romain. À l’extrême opposé, l’isolationniste Patrick Buchanan appelait à un retour à l’isolationnisme de l’Amérique d’avant 1941. Entre les deux, des réalistes comme Samuel P. Huntington et Jeane Kirkpatrick ont rejeté les idées messianiques sur l’empire mondial américain et le solipsisme isolationniste en faveur de l’idée que les États-Unis sont « un pays ordinaire », selon l’expression de Kirkpatrick, poursuivant une politique traditionnelle d’équilibre des forces dans un monde multipolaire.
Le troisième grand débat concernait le déficit fédéral. Il est facile d’oublier à quel point l’alarmisme concernant la dette nationale était au cœur du discours public américain entre les années 1980 et les années 2010. Dès 1984, le candidat démocrate Walter Mondale a fait de la réduction du déficit un thème majeur de sa campagne. De même que Ross Perot, dans sa course indépendante à la présidence en 1992. Deux nouvelles espèces se sont ajoutées au lexique ornithologique de la politique américaine : les « faucons du déficit » et les « colombes du déficit ».
Les faucons du déficit ont attiré l’attention du public sur les projections à long terme de la solvabilité de Medicare et, en particulier, de la sécurité sociale. Selon ces projections, une fois le fonds fiduciaire de la sécurité sociale épuisé, les charges sociales aux taux actuels ne suffiraient pas à remplir les obligations de la sécurité sociale envers les retraités, à partir des années 2030 ou 2040. Ces déficits obligeraient finalement le gouvernement fédéral à financer la sécurité sociale et Medicare par des augmentations d’impôts, des réductions de prestations ou une combinaison des deux.
Le paiement des droits sociaux était un véritable défi, mais pas une crise urgente. Pourquoi, dans ce cas, Washington s’est-il mis à parler du prétendu danger des déficits dus aux droits sociaux dans les années 1990 et 2000 ? Les faucons du déficit prétendaient que les investisseurs étrangers concluraient que les États-Unis présentaient un mauvais risque de crédit et cesseraient d’acheter des obligations du Trésor américain, ce qui ferait grimper les taux d’intérêt en flèche, les États-Unis cherchant désespérément, comme un pays du tiers monde en faillite, des capitaux étrangers pour rembourser leur dette nationale. Les colombes du déficit faisaient remarquer que les États-Unis continueraient presque certainement à être un refuge pour les capitaux craintifs. Qui plus est, les gouvernements ont d’autres moyens de gérer des dettes et des déficits importants que des impôts élevés ou des réductions douloureuses des dépenses, y compris la « répression financière » ; le recours à une inflation modérée à long terme pour réduire la dette nationale, une astuce que les États-Unis ont utilisée pour réduire leur dette de la Seconde Guerre mondiale entre les années 1940 et 1970.
Les participants les plus intéressants à ce débat sont ceux que l’on pourrait appeler les « faucons de la dette privée ». Richard Koo, de l’Institut de recherche Nomura, a inventé le terme de « récession de bilan » pour décrire les crises économiques causées par l’accumulation excessive de la dette privée, un sujet éclairé ces dernières années par le vétéran du secteur financier et universitaire Richard Vague. Les faucons de la dette privée ont averti que la prochaine crise économique désastreuse serait plus probablement causée par l’accumulation excessive de la dette hypothécaire et de la dette des cartes de crédit des années 2000 que par le manque à gagner prévu pour la sécurité sociale dans les années 2030. Ils avaient raison. Les faucons du déficit avaient honteusement tort.
Si vous aviez un détecteur de mensonges dans les années 1990 et 2000 et que vous l’apportiez aux événements organisés dans les groupes de réflexion les plus prestigieux de Washington, l’alarme se déclencherait constamment.
Ayant assisté de près à ces débats à Washington, D.C., dans les années 1990 et 2000, je peux témoigner qu’il était tout à fait possible de changer d’avis sur ces trois questions à mesure que les preuves concrètes s’accumulaient. Par exemple, j’ai commencé, comme la plupart des personnes ayant une expérience de la politique étrangère, par partager la présomption de l’establishment en faveur du libre-échange ; ce qui semblait être une chose saine et positive à favoriser. Mais les avertissements bien étayés des experts concernant la délocalisation massive de la production américaine vers des pays à bas salaires, et la menace bien documentée du mercantilisme de l’Asie de l’Est pour l’industrie américaine, m’ont persuadé avec le temps que les arguments conventionnels en faveur de la mondialisation du marché libre étaient erronés. Dans le cas de la politique étrangère, j’ai trouvé les réalistes qui mettaient en garde contre la surextension stratégique de l’Amérique de l’après-guerre froide plus convaincants que l’impérialisme messianique de nombreux néoconservateurs ou l’isolationnisme à la Buchanan, qui semblaient tous deux faire fi des intérêts nationaux de l’Amérique.
En ce qui concerne le déficit fédéral, je n’avais pas d’opinion tranchée. Toutefois, après avoir été initié par ma prestigieuse collègue, Sherle Schwenninger, aux arguments de Richard Koo et d’autres, j’ai conclu au début des années 2000, en examinant les chiffres, que ceux qui mettaient en garde contre les dangers d’une accumulation de la dette des ménages étaient beaucoup plus convaincants que les faucons du déficit qui soutenaient que les États-Unis étaient confrontés à une crise imminente en raison de l’insuffisance à long terme des recettes de la sécurité sociale. Il n’y avait rien de particulièrement sophistiqué dans ces arguments, qui nécessitaient à peu près le niveau de mathématiques requis pour établir un budget familial ou remplir sa feuille d’impôts.
Il n’est donc pas vrai que des personnes bien informées puissent être en désaccord sur ces questions. Au contraire : Il fallait être prêt à nier les faits évidents du nationalisme économique de l’Asie de l’Est et le transfert continu et à grande échelle d’emplois par les entreprises américaines vers les maquiladoras mexicaines pour croire les discours joyeux sur la façon dont la globalisation allait créer un nombre encore plus grand d’emplois bien rémunérés pour les ouvriers d’usine, dans l’« économie de la connaissance ». De même, même à la fin des années 1990, il fallait être obstinément aveugle à la réalité pour croire que l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est ne risquait pas de provoquer une guerre directe ou indirecte avec la Russie ; ou pour croire que l’invasion de l’Irak pour renverser Saddam Hussein dans le but d’« exporter la démocratie » ne créerait pas le chaos dans le pays et la région. Tout au long des années 1990 et 2000, l’affirmation des faucons du déficit disant que les États-Unis auraient bientôt la solvabilité de l’Argentine ou du Zimbabwe en raison d’un déficit mineur de la sécurité sociale prévu dans les années 2030 n’était pas non plus convaincante. Si vous aviez un détecteur de conneries dans les années 1990 et 2000 et que vous l’emmeniez aux événements du Council on Foreign Relations, de l’Aspen Institute et des groupes de réflexion les plus prestigieux de Washington, l’alarme se serait déclenché constamment.
Lorsqu’une politique manifestement erronée est adoptée et qu’une politique plus plausible est rejetée d’un revers de main, soit les décideurs politiques sont remarquablement stupides et mal informés, soit l’issue du débat a été truquée pour servir des intérêts inavoués. La plupart des adeptes des mauvaises idées étaient intelligents, bien éduqués et souvent bien habillés, nous devons donc chercher une explication dans les intérêts.
Cui bono ? Qui a bénéficié des absurdités toxiques qui sont devenues le fondement de l’ordre mondial américain de l’après-guerre froide ?
Dans le cas de la mondialisation, des multinationales comme Apple, des constructeurs automobiles, des détaillants comme Walmart, ainsi que les banques d’investissement qui ont soutenu ces sociétés ou qui les ont achetées et vendues, ont tous bénéficié de « l’arbitrage mondial de la main-d’œuvre », c’est-à-dire du remplacement de travailleurs hautement rémunérés, souvent syndiqués, aux États-Unis par des travailleurs mal payés, jouissant de peu ou pas de droits sociaux ou civils au Mexique, en Chine et dans d’autres pays. Il est beaucoup plus facile d’accroître les marges bénéficiaires des entreprises en réduisant les coûts de la main-d’œuvre que de former la main-d’œuvre et d’investir dans des technologies innovantes afin d’augmenter la productivité par travailleur : Lorsqu’elles ont le choix, les entreprises ont tendance à choisir la voie la plus facile en remplaçant la main-d’œuvre américaine à haut salaire par une main-d’œuvre étrangère à bas salaire, même si cela signifie la perte d’industries et de chaînes d’approvisionnement entières. En 1998, Jack Welch, le PDG de General Electric, déclarait : « Dans l’idéal, vous auriez toutes les usines que vous possédez sur une barge pour vous déplacer en fonction des devises et des changements dans l’économie. »
Dans le cas de la stratégie d’hégémonie mondiale adoptée avec empressement par les deux grands partis après le 11 septembre, il n’y a pas besoin de théories du complot : La politique bureaucratique ordinaire explique le résultat. L’implication des États-Unis dans des guerres civiles étrangères et des conflits régionaux qui n’ont pas d’incidence directe sur la sécurité nationale américaine se traduit par une augmentation des budgets du Pentagone, du département d’État, de la CIA et d’autres agences, par un financement accru des entreprises de défense et des ONG bénéficiant de contrats gouvernementaux, par des ressources plus importantes pour les programmes universitaires d’études sur la sécurité, par une plus grande importance des membres du Congrès dans les commissions et sous-commissions militaires et des affaires étrangères, par une plus grande célébrité et davantage de contrats de publication pour les correspondants des affaires étrangères, etc. Étant donné que le grand public a tendance à s’en remettre aux politiciens en matière de politique de sécurité nationale, celle-ci est intrinsèquement vulnérable à la capture bureaucratique, de la même manière que la politique agricole et l’élaboration des politiques d’infrastructure ont tendance à l’être.
Alors que la mondialisation était défendue par des multinationales à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché et non syndiquée, et que le projet néoconservateur d’hégémonie mondiale américaine quasi-impériale était largement porté par les bureaucraties américaines chargées de la sécurité nationale, leurs sous-traitants et leurs alliés politiques, journalistiques et universitaires, l’hystérie des faucons du déficit avait un électorat plus restreint mais important : Wall Street. Si les Américains pouvaient être persuadés que, pour éviter la faillite nationale, la sécurité sociale devait être supprimée et remplacée en grande partie par des plans d’épargne-retraite privés, y compris des plans bénéficiant d’avantages fiscaux tels que les 401(k)s et les IRA, un flot d’argent se déverserait dans les poches des gestionnaires de fonds communs de placement privés.
Du point de vue de leurs bailleurs de fonds, donc, ces politiques, aussi désastreuses qu’elles aient pu être pour la société américaine, avaient du sens parce qu’elles étaient tellement rentables. Alors que les délocalisations ont sabordé des secteurs industriels entiers aux États-Unis, de nombreux PDG, et actionnaires, ont acheté de belles maisons de vacances avec le produit de ces délocalisations. Des centaines de milliards de dollars destinés à financer la transformation sociale en Afghanistan, en Irak, en Syrie et en Libye ont en fait servi à payer des demeures et des voitures de luxe dans la banlieue de Washington, ainsi que des frais de scolarité élevés dans des écoles privées. La tentative de George W. Bush de privatiser partiellement la sécurité sociale et la proposition de Barack Obama d’utiliser les ajustements de l’inflation pour réduire les prestations de la sécurité sociale ont toutes deux étés rejetés par l’opposition du public. Mais le détournement de l’argent de la sécurité sociale vers des comptes privés est si rentable pour l’industrie de la gestion financière que ce n’est probablement qu’une question de temps avant que le cri hystérique du faucon du déficit ne se fasse à nouveau entendre dans le pays.
« Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme », a observé Upton Sinclair, « lorsque son salaire dépend de son incompréhension ». Entre la fin des années 1990 et les années 2010, il était prudent pour les Américains qui souhaitaient faire carrière dans les politiques publiques, la politique ou le journalisme de prestige à Washington et à New York de faire semblant de se laisser convaincre par des arguments illogiques, non étayés et souvent ouvertement grotesques, car c’étaient les arguments de l’establishment bipartisan. Sentant, peut-être, à quel point leurs affirmations sur l’hégémonie mondiale des États-Unis, l’économie de la connaissance mondialisée de l’avenir et la prétendue crise imminente de la sécurité sociale étaient faibles, les adeptes de l’orthodoxie ont, pour la plupart, refusé tout débat, stigmatisant les critiques et les sceptiques comme des ignorants stupides, ou encore comme de dangereux extrémistes hors de portée d’un discours sérieux.
Le rejet brutal de ceux qui n’étaient pas d’accord avec une partie du consensus est devenu la marque de fabrique de l’establishment et des relations publiques, un signe de leur noblesse intellectuelle et morale et de l’inaptitude correspondante de ceux qui osaient remettre en question la sagesse reçue, même si elle était de mauvaise qualité. Si vous vous interrogez sur les inconvénients éventuels de l’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie post-soviétique, vous êtes un « isolationniste », même si vous êtes favorable à un système d’alliance mondiale des États-Unis à d’autres égards. Si vous faisiez remarquer que les partenaires commerciaux des États-Unis, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, trichaient de diverses manières pour aider leurs exportateurs au détriment de ceux des États-Unis, vous étiez un « protectionniste buchananiste » qui ne comprenait pas que les tarifs douaniers Smoot-Hawley adoptés par le Congrès américain en 1930 avaient en quelque sorte provoqué la Seconde Guerre mondiale. Si vous suggérez, dans les années 2000, que l’excès de dette privée pourrait provoquer une récession mondiale dans les prochaines années, votre interlocuteur vous regardera sans comprendre et se demandera : « Est-ce une opinion acceptable ? Cela va-t-il nuire à ma carrière ? » Pendant deux décennies, lors de la plupart des discussions de « haut niveau » avec des PDG, des groupes de réflexion, des journalistes de prestige, des lobbyistes de K Street et des fonctionnaires auxquelles j’ai assisté, quel que soit le sujet apparent, quelqu’un disait gravement : « Je m’inquiète vraiment de la maîtrise des dépenses liées aux droits sociaux ». À ce moment-là, un frisson d’approbation se répandait dans la foule huppée. Nous le pensons aussi !
Dans chacun de ces trois cas, la politique adoptée par l’establishment s’est inévitablement heurtée à la réalité. Ce n’est pas défendre la tyrannie et l’agression meurtrière de Vladimir Poutine que de souligner que les critiques réalistes de l’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, comme George Kennan, Henry Kissinger et John Mearsheimer, avaient tout à fait raison de mettre en garde contre le risque de conflit avec la Russie. La guerre américaine en Afghanistan après le 11 septembre s’est soldée par une humiliation complète des États-Unis et le triomphe des talibans, tandis que l’invasion inutile de l’Irak en 2003 et les guerres américaines de changement de régime qui ont suivi ont laissé Bachar Assad au pouvoir en Syrie, tout en pulvérisant la Libye post-Kadhafi en fragments anarchiques dirigés par des seigneurs de la guerre et infestés de djihadistes. La globalisation ? Le Mexique est aujourd’hui l’un des principaux producteurs mondiaux de pièces automobiles, tandis que Détroit est un terrain vague, où certains quartiers abandonnés retournent littéralement à l’état sauvage.
Après la chute du communisme en Europe de l’Est, divers pays ont adopté des politiques de « lustration », exigeant l’exposition publique des anciens responsables communistes et parfois leurs aveux. On ne peut s’attendre à un processus similaire aux États-Unis, où continuer à défendre des décisions désastreuses semble être une condition préalable pour conserver sa place à la table du buffet bipartisan. Pourtant, les mêmes figures de l’establishment qui se lamentent aujourd’hui sur la désintégration et la radicalisation des partis politiques autrefois dominants, qui s’insurgent contre la méfiance de la population à l’égard des « experts » et qui imputent les problèmes sociaux de l’Amérique à la « désinformation russe » n’ont en fait qu’à regarder leur propre bilan de fausses décisions sur une série de grandes questions qui façonnent le monde alors que de meilleures réponses étaient déjà disponibles.
Michael Lind
Traduit par Wayan pour le Saker Francophone
Comment expliquer l’attitude de l’Allemagne dans la crise actuelle
Par Wolfgang Streeck – Le 4 mai 2022 – Source New Left Review
Pour ceux qui se demandent qui est le patron en Europe, l’OTAN ou l’Union européenne, la guerre en Ukraine a réglé cette question, du moins pour l’avenir prévisible. Il fut un temps où Henry Kissinger se plaignait qu’il n’y avait pas de numéro de téléphone unique pour appeler l’Europe, qu’il y avait beaucoup trop d’appels à passer pour obtenir quelque chose, que la chaîne de commandement avait besoin d’être simplifiée. Puis, après la fin de Franco et de Salazar, l’extension méridionale de l’UE est arrivée, avec l’adhésion de l’Espagne à l’OTAN en 1982 (le Portugal était membre depuis 1949), rassurant Kissinger et les États-Unis à la fois contre l’eurocommunisme et contre une prise de contrôle militaire autre que par l’OTAN. Plus tard, dans le cadre du nouvel ordre mondial émergeant dans les années 90, l’UE a absorbé la plupart des États membres du défunt Pacte de Varsovie, qui bénéficiaient d’une procédure accélérée d’adhésion à l’OTAN. En stabilisant économiquement et politiquement les nouveaux venus dans le bloc capitaliste et en guidant leur construction nationale et la formation de leur État, la tâche de l’UE, acceptée avec plus ou moins d’empressement, était de leur permettre de faire partie de « l’Occident », dirigé par les États-Unis, et d’un monde désormais unipolaire.
Au cours des années suivantes, le nombre de pays d’Europe de l’Est attendant d’être admis dans l’UE a augmenté, les États-Unis faisant pression pour leur admission. Avec le temps, l’Albanie, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie ont obtenu le statut de candidat officiel, tandis que le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine et la Moldavie sont toujours en attente. Pendant ce temps, l’enthousiasme des premiers États membres de l’UE pour l’élargissement a diminué, notamment en France, qui préférait, et préfère toujours, l’« approfondissement » à l’« élargissement ». Cela correspond à la finalité française particulière de « l’union sans cesse plus étroite des peuples d’Europe » : un ensemble d’États relativement homogène sur le plan politique et social, capable de jouer collectivement un rôle indépendant, autodéterminé, « souverain » et surtout dirigé par la France dans la politique mondiale (« une France plus indépendante dans une Europe plus forte », comme aime à le dire son président qui vient d’être réélu).
Les coûts économiques liés à la mise en conformité des nouveaux États membres avec les normes européennes, ainsi que la quantité requise de renforcement des institutions de l’extérieur, devaient rester gérables, étant donné que l’UE était déjà aux prises avec des disparités économiques persistantes entre ses pays membres méditerranéens et du Nord-Ouest, sans parler du profond attachement de certains des nouveaux membres de l’Est aux États-Unis. Ainsi, la France a bloqué l’entrée dans l’UE de la Turquie, membre de longue date de l’OTAN (qu’elle restera même si elle vient d’envoyer l’activiste Osman Kavala en prison, pour une vie en isolement sans possibilité de libération conditionnelle). Il en va de même pour plusieurs États des Balkans occidentaux, comme l’Albanie et la Macédoine du Nord, qui n’ont pas réussi à empêcher l’adhésion, lors de la première vague d’Osterweiterung en 2004, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie, de la Slovénie et de la Hongrie. Quatre ans plus tard, Sarkozy et Merkel ont empêché (pour l’instant) les États-Unis de George Bush le Jeune d’admettre la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN, anticipant que cela devrait être suivi de leur inclusion dans l’Union européenne.
Avec l’invasion russe de l’Ukraine, la donne a changé. L’allocution télévisée de M. Zelensky devant tous les chefs de gouvernement de l’Union européenne réunis a provoqué une sorte d’excitation très souhaitée mais rarement vécue à Bruxelles, et sa demande d’adhésion totale à l’Union européenne, tutto e subito, a suscité d’incessants applaudissements. Dans son excès de zèle habituel, Von der Leyen s’est rendu à Kiev pour remettre à Zelensky le long questionnaire nécessaire au lancement des procédures d’admission. Alors qu’il faut normalement des mois, voire des années, aux gouvernements nationaux pour rassembler les informations complexes demandées dans le questionnaire, Zelensky, malgré l’état de siège de Kiev, a promis de terminer le travail en quelques semaines, ce qu’il a fait. On ne sait pas encore quelles seront les réponses à des questions telles que le traitement des minorités ethniques et linguistiques, surtout russes, ou l’étendue de la corruption et l’état de la démocratie, par exemple le rôle des oligarques nationaux dans les partis politiques et au parlement.
Si l’Ukraine est admise aussi rapidement que promis, comme son gouvernement et celui des États-Unis l’attendent, il n’y aura plus aucune raison de refuser l’adhésion non seulement aux États des Balkans occidentaux, mais aussi à la Géorgie et à la Moldavie, qui ont posé leur candidature en même temps que l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, tous ces pays renforceront l’aile anti-russe et pro-américaine de l’UE, aujourd’hui dirigée par la Pologne, qui, à l’instar de l’Ukraine, avaient participé avec enthousiasme à la « coalition des volontaires » réunie par les États-Unis dans le but de construire activement une nation en Irak. Quant à l’UE en général, l’adhésion de l’Ukraine la transformera encore plus en une école préparatoire ou en un enclos pour les futurs membres de l’OTAN. Et ce, même si, dans le cadre d’un éventuel règlement de la guerre, l’Ukraine devra peut-être être officiellement déclarée neutre, ce qui l’empêchera de rejoindre directement l’OTAN. (En fait, depuis 2014, l’armée ukrainienne a été reconstruite à partir de zéro sous la direction des Américains, au point qu’en 2021, elle a effectivement atteint ce qu’on appelle « l’interopérabilité » dans le jargon de l’OTAN).
Outre la domestication des membres néophytes, une autre tâche découlant du nouveau statut de l’UE en tant qu’auxiliaire civil de l’OTAN consiste à concevoir des sanctions économiques qui font mal à l’ennemi russe tout en épargnant les amis et alliés, autant que nécessaire. L’OTAN contrôlant les canons, l’UE est chargée de contrôler les ports. Von der Leyen, enthousiaste comme toujours, a fait savoir au monde entier, fin février, que les sanctions prises par l’UE seraient les plus efficaces jamais prises et qu’elles permettraient « d’anéantir petit à petit la base industrielle de la Russie » (Stück für Stück die industrielle Basis Russlands abtragen). En tant qu’Allemande, elle avait peut-être à l’esprit quelque chose comme un plan Morgenthau, tel que proposé par les conseillers de Franklin D. Roosevelt, afin de réduire à jamais l’Allemagne vaincue à une société agricole. Ce projet a été rapidement abandonné, lorsque les États-Unis ont réalisé qu’ils pourraient avoir besoin de l’Allemagne (de l’Ouest) dans le cadre de leur « endiguement » de l’Union soviétique pendant la guerre froide.
On ne sait pas qui a dit à von der Leyen de ne pas en faire trop, mais la métaphore abtragen n’a plus été entendue, peut-être parce que ce qu’elle impliquait aurait pu équivaloir à une participation active à la guerre. Quoi qu’il en soit, il s’est rapidement avéré que la Commission, en dépit de ses prétentions à la gloire technocratique, a échoué aussi bien dans la planification des sanctions que dans celle de la convergence macroéconomique. De manière remarquablement eurocentrique, la Commission semblait avoir oublié que certaines parties du monde ne voient aucune raison de se joindre à un boycott de la Russie imposé par l’Occident ; pour elles, les interventions militaires n’ont rien d’inhabituel, y compris les interventions de l’Occident pour l’Occident. En outre, sur le plan interne, l’UE a eu du mal à ordonner à ses États membres ce qu’ils ne doivent pas acheter ou vendre ; les appels lancés à l’Allemagne et à l’Italie pour qu’elles cessent immédiatement d’importer du gaz russe ont été ignorés, les deux gouvernements insistant pour que les emplois et la prospérité nationaux soient pris en considération. Les erreurs de calcul abondent même dans la sphère financière où, malgré les sanctions toujours aussi sophistiquées prises contre les banques russes, y compris la banque centrale de Moscou, le rouble a récemment augmenté d’environ 30 %, entre le 6 et le 30 avril.
Lorsque les rois reviennent, ils lancent une purge, pour rectifier les anomalies qui se sont accumulées pendant leur absence. Les rapports sont présentés et collectés, le manque de loyauté révélé pendant l’absence du roi est puni, les idées désobéissantes et les souvenirs impropres sont extirpés, et les coins et recoins du corps politique sont nettoyés des déviants politiques qui les ont peuplés entre-temps. Les actions symboliques du genre McCarthy sont utiles car elles répandent la peur parmi les dissidents potentiels. Aujourd’hui, dans tout l’Occident, les joueurs de piano, de tennis ou de théorie de la relativité qui sont originaires de Russie et veulent continuer à jouer ce qu’ils jouent sont contraints de faire des déclarations publiques qui, au mieux, rendraient leur vie et celle de leur famille difficiles. Les journalistes d’investigation découvrent un abîme de dons philanthropiques faits par des oligarques russes à des festivals de musique et autres, des dons qui étaient bienvenus dans le passé mais qui s’avèrent maintenant être une atteinte à la liberté artistique, contrairement bien sûr aux dons philanthropiques de leurs homologues occidentaux. Etc.
Dans un contexte de prolifération des serments de loyauté, le discours public est réduit à la diffusion de la vérité du roi, et rien d’autre. Essayer de découvrir les motifs et les raisons, chercher un indice sur la façon dont on pourrait, peut-être, négocier la fin du bain de sang, est assimilé à du Putin verzeihen, ou pardonner Poutine ; Cela « relativise », comme le disent les Allemands, les atrocités de l’armée russe en essayant d’y mettre fin par des moyens autres que militaires. Selon la nouvelle sagesse en cours, il n’y a qu’une seule façon de traiter un fou ; penser à d’autres moyens va à l’encontre de ses propres intérêts et constitue donc une trahison. (Je me souviens d’enseignants qui, dans les années 1950, faisaient savoir à la jeune génération que « la seule langue que le Russe comprend est la langue du poing »). La gestion de la mémoire est capitale : ne mentionnez jamais les accords de Minsk (2014 et 2015) entre l’Ukraine, la Russie, la France et l’Allemagne, ne demandez pas ce qu’ils sont devenus et pourquoi, ne vous souciez pas de la plateforme de règlement négocié du conflit sur laquelle Zelensky a été élu en 2019 par près des trois quarts des électeurs ukrainiens, et oubliez la réponse américaine par la diplomatie du mégaphone aux propositions russes de 2022 pour un système de sécurité européen commun. Surtout, n’évoquez jamais les diverses « opérations spéciales » américaines du passé récent, comme par exemple en Irak, et à Fallujah, Irak (800 victimes civiles rien qu’en quelques jours) ; ce faisant, vous commettez le crime de « whataboutism« , qui, au vu des « images de Bucha et Marioupol », est moralement hors limite.
Dans tout l’Occident, la politique de reconstruction impériale vise tout ce qui s’écarte, ou s’est écarté dans le passé, de la position américaine sur la Russie, l’Union soviétique et l’Europe dans son ensemble. C’est là que se dessine aujourd’hui la ligne de démarcation entre la société occidentale et ses ennemis, entre le bien et le mal, une ligne le long de laquelle il faut purger non seulement le présent mais aussi le passé. Une attention particulière est accordée à l’Allemagne, le pays qui fait l’objet de la suspicion (kissingerienne) américaine depuis l’Ostpolitik de Willy Brandt et la reconnaissance par l’Allemagne de la frontière occidentale de la Pologne d’après-guerre. Depuis lors, l’Allemagne est suspecte aux yeux des Américains de vouloir s’exprimer sur la sécurité nationale et européenne, pour l’instant au sein de l’OTAN et de la Communauté européenne, mais à l’avenir peut-être seule.
Que trois décennies plus tard, Schröder, comme Blair, Obama et tant d’autres, ait monnayé son passé politique après avoir quitté ses fonctions n’a jamais été un problème en soi. Il en a été autrement du refus historique de Schröder, avec Chirac, de se joindre à la troupe dirigée par les Américains pour envahir l’Irak et, ce faisant, de violer exactement le même droit international que celui qui est aujourd’hui violé par Poutine. (Le fait que Merkel, en tant que leader de l’opposition à l’époque, ait déclaré au monde entier, depuis Washington DC, quelques jours avant l’invasion, que Schröder ne représentait pas la véritable volonté du peuple allemand est peut-être l’une des raisons pour lesquelles elle a jusqu’à présent été épargnée des attaques américaines pour ce qui serait une cause majeure de la guerre en Ukraine, sa politique énergétique ayant rendu l’Allemagne dépendante du gaz naturel russe).
Aujourd’hui, en tout cas, ce n’est pas vraiment Schröder, trop visiblement enivré par les millions dont les oligarques russes le gavent, qui est la cible principale de la purge allemande. C’est plutôt le SPD en tant que parti – qui, selon BILD et le nouveau leader de la CDU, Friedrich Merz, un homme d’affaires avec d’excellentes relations américaines, a toujours eu un problème avec la Russie. Le rôle de grand inquisiteur est assumé avec force par l’ambassadeur d’Ukraine en Allemagne, Andrij Melnyk, ennemi juré autoproclamé, notamment de Frank-Walter Steinmeier, aujourd’hui président de la République fédérale, qui est désigné pour incarner la « connexion russe » du SPD. Steinmeier a été de 1999 à 2005 le chef de cabinet de Schröder au cabinet du chancelier, a été deux fois (2005-2009 et 2013-2017) ministre des affaires étrangères sous Merkel, et a été pendant quatre ans (2009-2013) chef de l’opposition au Bundestag.
D’après Melnyk, infatigable twitteur et donneur d’interviews, Steinmeier « a tissé pendant des années une toile d’araignée de contacts avec la Russie », dans laquelle « de nombreuses personnes sont empêtrées et qui sont maintenant à la tête du gouvernement allemand ». Selon Melnyk, pour Steinmeier, « la relation avec la Russie était et reste quelque chose de fondamental, de sacré, quoi qu’il arrive. Même la guerre d’agression de la Russie n’a pas beaucoup d’importance pour lui ». Ainsi informé, le gouvernement ukrainien a déclaré Steinmeier persona non grata à la dernière minute, au moment où il s’apprêtait à monter dans un train de Varsovie à Kiev, en compagnie du ministre polonais des Affaires étrangères et des chefs de gouvernement des États baltes. Alors que les autres ont été autorisés à entrer en Ukraine, Steinmeier a dû informer les journalistes qui l’accompagnaient qu’il n’était pas le bienvenu et rentrer en Allemagne.
Le cas de Steinmeier est intéressant car il montre comment les cibles de la purge sont sélectionnées. À première vue, les références néolibérales et atlantistes de Steinmeier semblent impeccables. Auteur de l’Agenda 2010, en tant que chef de la Chancellerie et coordinateur des services secrets allemands, il a permis aux États-Unis d’utiliser leurs bases militaires allemandes pour recueillir et interroger des prisonniers du monde entier pendant la « guerre contre le terrorisme ». On peut supposer qu’il s’agissait d’une compensation pour le refus de Schröder de participer à l’aventure américaine en Irak. Il n’a pas non plus fait beaucoup de bruit, voire pas du tout, lorsque les États-Unis ont retenu prisonniers à Guantanamo des citoyens allemands d’origine libanaise et turque, qui ont tous été arrêtés, enlevés et torturés après avoir été pris pour d’autres. Les accusations selon lesquelles il n’a pas prêté assistance, comme il aurait dû le faire en vertu de la loi allemande, le suivent jusqu’à ce jour.
Ce qui est vrai, c’est que Steinmeier a contribué à rendre l’Allemagne dépendante de l’énergie russe, même si ce n’est pas tout à fait de quoi on l’accuse. C’est lui qui, en 1999, a négocié la sortie de l’Allemagne de l’énergie nucléaire, au nom du gouvernement rouge-vert de Schröder et comme l’exigeaient, non pas le SPD, mais les Verts. Plus tard, en tant que chef de file de l’opposition, il a accepté, après la catastrophe de Fukushima en 2011, que Merkel, après avoir fait marche arrière sur la sortie du nucléaire 1, fasse à nouveau marche arrière pour faire passer la sortie du nucléaire 2, en espérant toujours aussi astucieusement que cela ouvrirait la porte à une coalition avec les Verts. Quelques années plus tard, lorsqu’elle a, pour la même raison, mis fin au charbon, en particulier au charbon tendre, pour qu’il entre en vigueur à peu près au moment de la fermeture des derniers réacteurs nucléaires, Steinmeier a suivi le mouvement. Pourtant, c’est lui, et non Merkel, qui est blâmé pour la dépendance énergétique allemande et la collaboration avec la Russie, peut-être en raison d’une gratitude américaine durable pour l’aide apportée par Merkel dans la crise des réfugiés syriens après la (demi-)intervention américaine ratée en Syrie. Pendant ce temps, les Verts, le moteur de la politique énergétique allemande depuis Schröder, comme la CDU, parviennent à échapper à la colère américaine en pivotant pour attaquer le SPD et Scholz pour avoir hésité à livrer des » armes lourdes « à l’Ukraine.
Et le Nord Stream 2 ? Là encore, Merkel a toujours été aux commandes, notamment parce que l’extrémité allemande du gazoduc devait arriver dans son État, voire dans sa circonscription. Il convient de noter que le gazoduc n’a jamais été mis en service, une grande partie du gaz russe destiné à l’Allemagne étant pompée par un système de gazoducs qui traverse en partie l’Ukraine. Ce qui a rendu Nord Stream 2 nécessaire, aux yeux de Mme Merkel, c’est la situation juridique et politique chaotique de l’Ukraine après 2014, qui soulevait la question de savoir comment assurer un transit fiable du gaz pour l’Allemagne et l’Europe occidentale, une question que le Nord Stream 2 résoudrait élégamment. Il n’est pas nécessaire d’être un Ukrainversteher pour comprendre que cela a dû agacer les Ukrainiens. Il est intéressant de noter qu’après plus de deux mois de guerre, le gaz russe est toujours acheminé par les gazoducs ukrainiens. Alors que le gouvernement ukrainien pourrait les fermer à tout moment, il ne le fait pas, probablement pour permettre à lui-même et aux oligarques associés de continuer à percevoir des droits de transit. Cela n’empêche pas l’Ukraine d’exiger que l’Allemagne et d’autres pays cessent immédiatement d’utiliser le gaz russe, afin de ne plus financer la « guerre de Poutine ».
Encore une fois, pourquoi Steinmeier et le SPD, plutôt que Merkel et la CDU, ou les Verts ? La raison la plus importante est peut-être qu’en Ukraine, en particulier sur la droite radicale de l’échiquier politique, le nom de Steinmeier est connu et détesté surtout en raison de ce que l’on appelle « l’algorithme de Steinmeier » ; essentiellement une sorte de feuille de route, ou de liste de choses à faire, pour la mise en œuvre des accords de Minsk élaborés par Steinmeier en tant que ministre des affaires étrangères sous Merkel. Si le Nord Stream 2 était impardonnable du point de vue ukrainien, Minsk était un péché mortel aux yeux non seulement de la droite ukrainienne (entre autres, il aurait accordé l’autonomie aux parties russophones de l’Ukraine) mais aussi des États-Unis, qui avaient été contournés par cet accord, tout comme l’Ukraine allait être contournée par le Nord Stream 2. Si ce dernier était un acte inamical entre partenaires commerciaux, le premier était un acte de haute trahison envers un roi temporairement absent, maintenant de retour pour faire le ménage et se venger.
Dans la mesure où l’UE est devenue une filiale de l’OTAN, on peut supposer que ses fonctionnaires en savent aussi peu que quiconque sur les objectifs de guerre ultimes des États-Unis. Avec la récente visite des secrétaires d’État et de la défense des États-Unis à Kiev, il semble que les Américains aient déplacé les objectifs, passant de la défense de l’Ukraine contre l’invasion russe à l’affaiblissement permanent de l’armée russe. L’ampleur de la prise de contrôle par les États-Unis a été démontrée avec force lorsque, lors de leur voyage de retour aux États-Unis, les deux secrétaires ont fait escale à la base aérienne américaine de Ramstein, en Allemagne, celle-là même que les États-Unis utilisent pour la guerre contre le terrorisme et d’autres opérations similaires. Ils y ont rencontré les ministres de la défense de pas moins de quarante pays, auxquels ils avaient ordonné de se présenter pour promettre leur soutien à l’Ukraine et, bien sûr, aux États-Unis. Il est significatif que la réunion n’ait pas été convoquée au siège de l’OTAN à Bruxelles, un lieu multinational, du moins formellement, mais dans une installation militaire que les États-Unis prétendent être sous leur, et seulement leur, souveraineté, avec le désaccord occasionnel du gouvernement allemand. C’est là, sous la présidence des États-Unis et sous deux immenses drapeaux, américain et ukrainien, que le gouvernement Scholz a finalement accepté de livrer à l’Ukraine les « armes lourdes » réclamées depuis longtemps, sans apparemment avoir son mot à dire sur l’usage exact qui serait fait de ses chars et obusiers. (Les quarante nations ont accepté de se réunir une fois par mois pour déterminer quels autres équipements militaires l’Ukraine aurait besoin). Dans ce contexte, on ne peut que rappeler l’observation d’un diplomate américain à la retraite, au début de la guerre, selon laquelle les États-Unis allaient combattre les Russes « jusqu’au dernier Ukrainien ».
Comme on le sait, la capacité d’attention non seulement du public américain mais aussi de l’establishment de la politique étrangère américaine est courte. Des événements dramatiques survenus à l’intérieur ou à l’extérieur des États-Unis peuvent diminuer de façon critique l’intérêt national pour un pays aussi éloigné que l’Ukraine ; sans parler des prochaines élections de mi-mandat et de la campagne imminente de Donald Trump pour reconquérir la présidence en 2024. D’un point de vue américain, ce n’est pas vraiment un problème, car les risques associés aux aventures étrangères des États-Unis reviennent presque exclusivement aux locaux ; voir l’Afghanistan. Il est d’autant plus important, pourrait-on penser, que les pays européens sachent quels sont exactement les buts de guerre des États-Unis en Ukraine, et comment ils seront actualisés à mesure que la guerre se poursuivra.
Après la réunion de Ramstein, on a parlé non seulement d’un « affaiblissement permanent » de la puissance militaire russe, sans parler d’un accord de paix, mais aussi d’une victoire pure et simple de l’Ukraine et de ses alliés. Cela mettra à l’épreuve la sagesse de la guerre froide selon laquelle une guerre conventionnelle contre une puissance nucléaire ne peut être gagnée. Pour les Européens, le résultat sera une question de vie ou de mort ; ce qui pourrait expliquer pourquoi le gouvernement allemand a hésité pendant quelques semaines à fournir à l’Ukraine des armes qui pourraient être utilisées, par exemple, pour pénétrer sur le territoire russe, d’abord peut-être pour frapper les lignes d’approvisionnement russes, puis pour en obtenir davantage. (Lorsque l’auteur de ces lignes a lu la nouvelle aspiration américaine à une « victoire », il a été pendant un bref mais inoubliable instant frappé par un profond sentiment de peur). Si l’Allemagne a eu le courage de demander à avoir son mot à dire sur la stratégie américano-ukrainienne, rien de tel ne semble avoir été proposé : les chars allemands, semble-t-il, seront livrés carte blanche. Selon les rumeurs, les nombreux wargames commandés ces dernières années à des groupes de réflexion militaires par le gouvernement américain et impliquant l’Ukraine, l’OTAN et la Russie se sont tous terminés, d’une manière ou d’une autre, par un Armageddon nucléaire, du moins en Europe.
Il est certain qu’une fin nucléaire n’est pas ce qui est annoncé publiquement. Au lieu de cela, on entend que les États-Unis partent du principe que la défaite de la Russie prendra de nombreuses années, avec une impasse prolongée, un enlisement dans la boue d’une guerre terrestre, aucune des parties n’étant capable de bouger : les Russes parce que les Ukrainiens recevront sans cesse plus d’argent et de matériel, voire de main-d’œuvre, de la part d’un « Occident » nouvellement américanisé, les Ukrainiens parce qu’ils sont trop faibles pour entrer en Russie et menacer sa capitale. Pour les États-Unis, cela pourrait sembler tout à fait confortable : une guerre par procuration, avec un équilibre des forces ajusté et réajusté par eux en fonction de l’évolution de leurs besoins stratégiques. En fait, lorsque Biden a demandé, dans les derniers jours d’avril, une nouvelle aide de 33 milliards de dollars à l’Ukraine pour la seule année 2022, il a laissé entendre que ce ne sera que le début d’un engagement à long terme, aussi coûteux que l’Afghanistan, mais, a-t-il dit, qui en vaut la peine. À moins, bien sûr, que les Russes ne commencent à tirer davantage de leurs missiles miracles, à déballer leurs armes chimiques et, finalement, à mettre à profit leur arsenal nucléaire, les petites ogives pour champ de bataille en premier.
Existe-t-il, malgré tout cela, une perspective de paix après la guerre, ou moins ambitieuse : une architecture de sécurité régionale, peut-être après que les Américains se seront désintéressés de la question, ou que la Russie estimera qu’elle ne peut ou ne doit pas poursuivre la guerre ? Un règlement eurasien, si nous voulons l’appeler ainsi, présupposera probablement une sorte de changement de régime à Moscou. Après ce qui s’est passé, il est difficile d’imaginer les dirigeants d’Europe occidentale exprimant publiquement leur confiance en Poutine, ou en un successeur poutinien. Dans le même temps, il n’y a aucune raison de croire que les sanctions économiques imposées par l’Occident à la Russie provoqueront un soulèvement populaire qui renversera le régime de Poutine. En fait, si l’on se réfère à l’expérience des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale avec les bombardements destructeurs des villes allemandes, les sanctions pourraient bien avoir l’effet inverse, en amenant les gens à serrer les rangs derrière leur gouvernement.
La désindustrialisation de la Russie, à la von der Leyen, ne sera de toute façon pas possible, car la Chine ne le permettra pas, notamment parce qu’elle a besoin d’un État russe opérationnel pour son projet de nouvelle route de la soie. Les demandes populaires en Occident pour que Poutine et sa camarilla soient jugés par la Cour pénale internationale de La Haye resteront, pour ces seules raisons, lettre morte. Notez en tout cas que la Russie, comme les États-Unis, n’a pas signé le traité établissant la Cour, garantissant ainsi à ses citoyens l’immunité contre des poursuites. Comme Kissinger, Bush Jr. et d’autres aux États-Unis, Poutine restera donc en liberté jusqu’à la fin de ses jours, quelle que soit cette fin. Les pays européens qui, historiquement, ne sont pas vraiment enclins à la russophilie, comme les pays baltes et la Pologne, et certainement aussi l’Ukraine, ont de bonnes chances de convaincre le public de pays comme l’Allemagne ou la Scandinavie que faire confiance à la Russie peut être dangereux pour la santé nationale.
Un changement de régime pourrait toutefois s’avérer nécessaire en Ukraine. Ces dernières années, l’extrémité ultra-nationaliste de la politique ukrainienne, profondément enracinée dans le passé fasciste et même pro-nazi de l’Ukraine, semble avoir gagné en force dans une nouvelle alliance avec les forces ultra-interventionnistes des États-Unis. Une conséquence, parmi d’autres, a été la disparition de Minsk de l’agenda politique ukrainien. Un représentant éminent de l’ultra-droite ukrainienne est l’ambassadeur ukrainien en Allemagne, mentionné plus haut, qui a fait savoir dans une interview accordée au Frankfurter Allgemeine que pour lui, quelqu’un comme Navalny était exactement le même que Poutine lorsqu’il s’agit du droit de l’Ukraine à exister en tant qu’État-nation souverain. Interrogé sur ce qu’il dirait à ses amis russes, il a nié en avoir, voire en avoir eu à un moment de sa vie, car les Russes sont par nature déterminés à anéantir le peuple ukrainien.
La famille politique de Melnyk remonte à l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) dans l’entre-deux-guerres et sous l’occupation allemande, avec laquelle ses dirigeants ont collaboré jusqu’à ce qu’ils découvrent que les nazis ne faisaient pas vraiment de distinction entre Russes et Ukrainiens lorsqu’il s’agissait de tuer et de réduire des gens en esclavage. L’OUN était dirigée par deux hommes, un certain Andrij Melnyk (même nom que l’ambassadeur) et un certain Stepan Bandera, ce dernier étant, dans la mesure du possible, quelque peu à droite du premier. Tous deux auraient commis des crimes de guerre sous licence allemande, Bandera étant chef de la police, nommé par les nazis, à Lviv (Lemberg). Plus tard, Bandera a été écarté par les Allemands et placé en résidence surveillée, comme d’autres fascistes locaux ailleurs. (Les nazis ne croyaient pas au fédéralisme.) Après la guerre, l’Union soviétique ayant été restaurée, Bandera s’est installé à Munich, la capitale d’après-guerre d’une foule de collaborateurs d’Europe de l’Est, dont l’Oustacha croate. C’est là qu’il a été assassiné en 1959 par un agent soviétique, après avoir été condamné à mort par un tribunal soviétique. Melnyk s’est également retrouvé en Allemagne et est mort dans les années 1970 dans un hôpital de Cologne.
Le Melnyk d’aujourd’hui appelle Bandera son « héros ». En 2015, peu après avoir été nommé ambassadeur, il s’est rendu sur sa tombe à Munich où il a déposé des fleurs, rendant compte de cette visite sur Twitter. Cela lui a valu un reproche formel du ministère allemand des Affaires étrangères, dirigé à l’époque par nul autre que Steinmeier. Melnyk s’est également prononcé publiquement en faveur du Bataillon Azov, un groupe paramilitaire armé en Ukraine, fondé en 2014, qui est généralement considéré comme la branche militaire de plusieurs mouvements néofascistes du pays. Pour le non-spécialiste, il n’est pas tout à fait clair de savoir quelle influence le courant politique de Melnyk a dans le gouvernement de l’Ukraine aujourd’hui. Il y a certainement aussi d’autres courants dans la coalition gouvernementale ; il est difficile de prédire à ce stade si leur influence va encore diminuer ou, au contraire, augmenter à mesure que la guerre se prolonge. Les mouvements nationalistes rêvent parfois d’une nation née de la mort sur le champ de bataille des meilleurs de ses fils, d’une nation nouvelle ou ressuscitée, soudée par un sacrifice héroïque. Dans la mesure où l’Ukraine est gouvernée par des forces politiques de ce type, soutenues de l’extérieur par des États-Unis désireux de faire durer la guerre ukrainienne, il est difficile de voir comment et quand l’effusion de sang devrait se terminer, si ce n’est par la capitulation de l’ennemi ou par la prise de son arme nucléaire.
En dehors de la politique ukrainienne, la guerre par procuration américaine en Ukraine pourrait contraindre la Russie à une étroite relation de dépendance vis-à-vis de Pékin, en assurant à la Chine un allié eurasien captif et lui donnant un accès garanti aux ressources russes, à des prix avantageux puisque l’Occident ne serait plus en concurrence pour les obtenir. La Russie, à son tour, pourrait bénéficier de la technologie chinoise, dans la mesure où elle serait mise à disposition. À première vue, une telle alliance pourrait sembler contraire aux intérêts géostratégiques des États-Unis. Elle s’accompagnerait toutefois d’une alliance tout aussi étroite et tout aussi asymétrique, dominée par les Américains, entre les États-Unis et l’Europe occidentale, une alliance qui permettrait de garder l’Allemagne sous contrôle et de supprimer les aspirations françaises à la « souveraineté européenne ». Très probablement, ce que l’Europe peut offrir aux États-Unis dépasserait ce que la Russie peut offrir à la Chine, de sorte qu’une perte de la Russie au profit de la Chine serait plus que compensée par les gains d’un renforcement de l’hégémonie américaine sur l’Europe occidentale. Une guerre par procuration en Ukraine pourrait donc être attrayante pour les États-Unis qui cherchent à construire une alliance mondiale pour leur bataille imminente avec la Chine au sujet du prochain nouvel ordre mondial, monopolaire ou bipolaire, selon des modalités anciennes ou nouvelles, qui se jouera dans les années à venir, après la fin de la fin de l’histoire.
Wolfgang Streeck
Note du Saker Francophone
Dans sa conclusion, l’auteur oublie que le monde ne se résume pas qu’aux 4 grandes puissances que sont la Russie et la Chine d’un coté Vs les États-Unis et l’Europe de l’autre. L’Inde, l’Iran, les pays arabes, l’Asie du sud-est, l’Afrique, une grande partie de l’Amérique du sud basculent déjà doucement vers le bloc Russie/Chine. Ce qui laissera un monde USA/Europe qui se seront, à coup de sanctions et d’agressivité diplomatique, isolés tous seuls du véritable « reste du monde » dont la richesse, non seulement humaine mais surtout en matières premières, leur manquera vivement. Un « rideau de fer » inversé, 40 ans après la chute du précédent.
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.